NI LE JOUR NI L'HEURE
Roman
Bernard LOEZ
Veillez donc puisque vous ne savez ni le jour ni l’heure.
Matthieu, 25, 13
L’aiguille s’avançait, l’horloge de ma vie respirait.
Jamais je n’avais entendu un tel silence autour de moi,
en sorte que mon cœur s’en effrayait.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
Pour B. : Sei tu
CHAPITRE 1
Chaque seconde, environ 627 millions de tonnes d’hydrogène fusionnaient pour produire environ 622,7 millions de tonnes d’hélium. La différence de masse de 4,3 millions de tonnes – le poids de la pyramide de Gizeh – migrait lentement par rayonnement et convection vers la surface, pour être émise sous forme de rayonnement électromagnétique et de flux de particules.
Bref, le soleil faisait son travail d’étoile naine jaune. Il en avait encore pour environ 10,5 milliards d’années, plus ou moins, avant de devenir une étoile géante rouge. Il se fichait éperdument de ce qui se passait ailleurs. Il avait du temps devant lui.
Beaucoup, beaucoup plus bas, la voiture avançait lentement sous une chaleur torride, en se frayant difficilement un chemin entre les crevasses, les ornières, les tronçons de madriers, les lambeaux de béton, certains encore entortillés dans des fers de renfort rouillés, et les trous profonds qui parsemaient la route.
Christian suivait la route en passager distrait, tout en se cramponnant à la poignée qui pendait au-dessus de sa portière pour éviter d’être trop secoué. Il murmura, comme pour lui-même :
– Mon père appelait cela des nids de poule… On ne l’emploie plus, cette expression ? D’ailleurs, est-ce que les poules ont vraiment des nids ? Pour dormir, ou pour déposer leurs œufs ? Peut-être en avaient-elles, quand il existait encore des poulaillers ? Maintenant, avec les bandes transporteuses sous les batteries…
Il ne finit pas sa phrase. Carlos, qui conduisait prudemment, cramponné, lui, à son volant, ne répondit pas directement à cette question, mais laissa échapper un grommellement vague.
– Si j’avais su, on aurait pris le 4x4. Mais je n’aurais pas imaginé… À ce niveau-là, ce ne sont plus des nids de poule, mais tout un poulailler.
Carlos se tourna vers son ami avec un grand sourire, mais un cahot violent le ramena à sa conduite.
De part et d’autre de la route, des trottoirs défoncés n’invitaient pas à la promenade. Il n’y avait d’ailleurs que peu de monde dans la rue, seules quelques silhouettes vêtues de jeans déchirés pour les hommes ou de voiles flous, mais souvent noirs, pour les femmes, allaient silencieusement vaquer à leurs affaires respectives, sans se regarder, se croisant comme s’ils ne se voyaient pas ou appartenaient à deux mondes différents.
Beaucoup de passants, surtout les hommes, tapaient des messages sur leurs téléphones portables, parlaient en agitant les bras, et se penchaient sur l’écran d’un air affairé. Les femmes, oscillant sous leurs hardes, avaient les deux mains prises, la droite pour porter un panier dissimulé sous l’abat-jour qui les enveloppait, la gauche pour refermer les plis de ce voile noir devant leur visage. Les autres ombres, toutes masculines, étaient assises ou accroupies dans les encoignures et ne faisaient rien.
Christian chercha dans sa mémoire depuis combien de temps il n’avait pas vu de téléphones portables. Plusieurs années ? Il avait oublié ces appareils désuets avec les cadrans tactiles et se demanda s’il serait encore capable de s’en servir. Pour une fois, il se réjouit de l’invasion des nanotechnologies. Parmi ses outils de travail professionnels, un nano téléphone lui avait été greffé dans l’épaule et se chargeait de toutes les communications avec le monde extérieur, ainsi que du paiement de toutes ses petites dépenses par identification de son iris dans la plupart des boutiques.
Une publicité ancienne de Coca Cola, sur tôle, montrant une jeune femme souriante en robe des années 1950, avec une bouteille dans la main droite, avait été barbouillée d’un tag rageur. Ce qui devait être le modeste décolleté de la femme entre le menton et les épaules avait été recouvert de peinture noire, ainsi que ses cheveux blonds, qu’on ne distinguait plus qu’entre les traînées de la bombe de peinture.
La voiture avançait toujours aussi lentement sur la route défoncée. Christian, pressé comme d’habitude, laissa échapper un mouvement d’humeur.
-– Dis-moi, mon petit vieux, tu ne peux pas aller plus vite ?
– Moi oui. Mais la voiture, je ne sais pas… dit-il avec son sourire désarmant.
Découragé, Christian revint à sa réflexion sur les embarras de circulation et l’histoire du trou à travers les âges.
– Pour moi, c’est toujours le mot anglais « pot holes » qui me vient à l’esprit, mais mon père ne parlait pas anglais. Peut-être avait-il même vu de vraies poules avec de vrais nids dans son enfance ?
– J’en ai vu des poules moi aussi, au Portugal… Il y a longtemps… Carlos disait cela avec un petit air de fierté, presque de défi, commes’il racontait une chasse à l’éléphant ou Saint Michel terrassant le dragon.
– Tu crois qu’il y a un rapport entre le pot de pot holes et la poule au pot de Henri IV ?
– Hmmm…
L’atmosphère plutôt lugubre du coin était alourdie par un ciel bas et une chaleur torride. La climatisation de la voiture peinait à maintenir une température acceptable à l’intérieur. Mais dehors, l’air chargé de poussière et d’humidité semblait irrespirable.
Parmi les gens qui erraient sans but apparent, ou ne faisaient rien, accroupis contre les murs, les mains pendantes entre les genoux, Christian remarqua qu’il y avait beaucoup de vieux, même s’il n’était pas politiquement correct de les appeler ainsi.
– Tu as vu comme il y a beaucoup de vieux dans la rue ?
– C’est normal, avec l’accroissement de la durée de vie, les gens vivent plus vieux.
Carlos se retourna vers lui avec son grand sourire… Christian ne put s’empêcher de rire devant la logique implacable de son ami, et son humour, même sur un sujet aussi sinistre.
– En plus, c’est vrai. Évidemment, tu as raison. Mais ailleurs on n’en voit pas, ou beaucoup moins.
– C’est qu’ici je suppose que les logements sont trop petits et qu’il n’y a pas d’EHPAD ? Les vieux n’ont pas beaucoup de choix à part la rue. Vous avez vu ? Ils n’ont même pas de chiens. Partout ailleurs les vieux et surtout les vieilles ont des clébards.
– Oui…, mais il faut des moyens pour nourrir un chien. Ici, c’est la solitude absolue. Comme dit le bouquin de je ne sais plus qui, c’est bien No country for old men. Ce n’est pas un pays pour les vieux. De Cormack McCarthy, sorti il y a vingt-cinq ans, je crois, oui, c’est ça, en 2005…
– Vous l’avez lu ?
– Bien sûr, sinon je ne t’en parlerais pas…
– Mais comment vous faites pour lire tous ces bouquins ?
– Parce que c’est toi qui fais tout le boulot, et pendant ce temps, moi je lis des livres dans un transat. Tu n’as pas remarqué ?
– Ne vous fichez pas de moi.
– Eh bien, d’abord j’adore ça. Et puis moi, je n’ai pas deux chouettes gamins avec qui revoir les leçons le soir et une femme aussi charmante que la tienne. Quand je ne suis pas en voyage, je vis seul avec Nestor, qui n’a pas beaucoup de conversation. Ça laisse du temps libre.
– Ah oui ? Nestor ? Votre robot-valet. C’est vrai… Remarquez, c’est pratique pour servir à table et pour faire la vaisselle. La dernière fois que vous nous avez invités, Laurence a trouvé ça épatant. Elle aimerait bien en avoir un…
Collègues depuis longtemps, pour ne pas dire amis, Carlos respectait toujours la position hiérarchique et la différence d’âge avec Christian. Il n’avait jamais lâché le vouvoiement, mais Christian, qui appréciait hautement les multiples qualités de son adjoint et ami, utilisait toujours le tutoiement depuis la première minute où ils avaient travaillé ensemble. Une maison à deux étages, assez ordinaire, avait été transformée en mosquée, avec un minaret de fortune accolé à gauche de la façade près d’un robinet de cuivre à l’ancienne mode, relié à une tuyauterie irrégulièrement plaquée contre la façade. Le robinet gouttait sur une vasque pour inviter aux ablutions rituelles. Le minaret n’avait pas de balcons et certainement pas d’escalier intérieur pour le muezzin. L’appel à la prière se faisait avec un haut-parleur d’allure vénérable accroché à mi- hauteur. Sans évoquer un luxe quelconque, la maison était au moins bien entretenue, fraîchement repeinte, et la porte laquée était brillante. Elle s’ornait d’un marteau en cuivre étincelant, d’allure plus bourgeoise que religieuse, et le seuil bien lavé, comme le trottoir, échappaient à la poussière et aux détritus qui envahissaient tout le quartier.
Juste après la mosquée, presque sur le rond-point, une devanture de boucher affichait, au-dessus de quelques morceaux de viande disposés sur des plats rectangulaires blancs, un panneau écrit à la craie, en caractères arabes que Christian reconnut. C’était l’un des quelques mots qu’il savait lire, après de nombreuses années passées dans des pays arabes : la viande présentée, bien rouge dans ses plats blancs, décorée de persil, et plutôt appétissante était bien « halal ».
Le rond-point n’était pas moins lamentable que le reste de l’itinéraire. Aucun feu ne fonctionnait. Certains affichaient des orbites vides probablement caillassées par des gamins, d’autres avaient été heurtés par des voitures et jamais réparés. Ils se tenaient de travers, en équilibre instable, prêts à se coucher sur la chaussée, d’autres enfin, bariolés de tags, avaient probablement atteint leur date de péremption et ne donnaient plus signe de vie, sans qu’il y ait d’explication à leur mort clinique.
Les voitures qui arrivaient à ce carrefour ne s’embarrassaient pas de cette absence de feux rouges, et chacune essayait de profiter de l’aubaine pour passer en force. Il en résultait un superbe embouteillage, souligné par un concert de klaxons, alors que la circulation était plutôt clairsemée autour de la place.
Une rue perpendiculaire était aménagée en marché. Là, des centaines de gens, peut-être même davantage, se pressaient autour d’étalages colorés, où l’on vendait toutes sortes d’objets. On pouvait distinguer une échoppe de gadgets électroniques d’un autre siècle, téléviseurs portables, téléphones et surtout, d’énormes postes de radio, complètement désuets maintenant. Christian se souvint d’un coup. On les appelait des ghettos blasters aux USA. Je ne savais pas que cela existait encore, ailleurs que dans les musées. Au bout de cette rue, entre les étalages du marché, on distinguait la toiture vert-de-gris d’une église désaffectée.
Quelques individus désœuvrés, eux aussi vêtus de jeans déchirés, de baskets et de hoodies qui dissimulaient presque entièrement leur visage, malgré la chaleur torride, attendaient on ne sait quoi, adossés aux murs des immeubles, eux aussi tagués jusqu’à hauteur d’homme. Ils observaient la scène de l’embouteillage sur le rond-point d’un air à la fois désabusé et attentif. De temps en temps, une des voitures ralentissait, et tendait un billet crasseux par la fenêtre. Un des spectateurs se décollait du mur pour prendre le billet et donner un sachet de drogue en échange. Personne ne s’étonnait plus du trafic. La voiture repartait sans s’être pratiquement arrêtée, pendant que le petit dealer allait reprendre sa veille somnolente, appuyé contre son immeuble délabré.
Après le carrefour, la rue s’engageait dans une zone un peu plus animée, des gens traversaient sans regarder devant les voitures, poussant ou tirant des poussettes chargées de toutes sortes de débris. Un supermarché entouré de caddies cabossés ou sans roues, drainait à peu près tout le trafic de piétons.
Devant l’entrée du supermarché, deux voitures abandonnées encombraient le passage : une vieille voiture électrique avait été dépecée et il n’en restait plus que la carrosserie. Roues, portes, capot, sièges, et probablement moteur, tout avait été pillé. L’engin était réduit à sa plus simple expression, moins qu’un squelette de voiture, mais à l’intérieur, on pouvait apercevoir une couverture crasseuse et des plaques de polystyrène qui aplanissaient le plancher, laissant imaginer qu’un sans- abri avait élu domicile dans cette carcasse mal aménagée.
L’autre carcasse était une voiture de police à moitié calcinée. On avait dû la caillasser et y mettre le feu à l’époque où les flics s’aventuraient encore dans le quartier. S’ils avaient eu le temps d’appeler à l’aide, leurs collègues avaient peut-être réussi à les récupérer à temps, mais avaient abandonné l’épave. En tout cas, les corps des policiers n’étaient plus à l’intérieur.
Quelques centaines de mètres plus loin, la rue s’élargissait et les maisons de deux étages, pour la plupart fermées ou abandonnées, se clairsemaient aux abords de ce qui avait dû être un parc ou un terrain de sport. Le terrain était recouvert de haillons de tentes, de murettes de plastique ou de tôle, de carcasses de voitures, de palettes et de caisses diverses avec quelques containers aux portes arrachées, mais qui, par comparaison, offraient un abri presque luxueux.
L’endroit grouillait d’une vie domestique intense. Des femmes voilées étendaient du linge ou préparaient des plats difficiles à identifier sur des réchauds sommaires. D’autres allaitaient des bébés, pendant que les hommes attendaient, accroupis, les yeux dans le vide. La variété des costumes des femmes contrastait avec le quasi uniforme des hommes : djellabas, voiles, foulards, burqas, marnehs, tchadors, ou un simple foulard sur les cheveux, elles suivaient la règle, mais avec toutes les modes possibles.
Soudain, une demi-douzaine de gosses jaillit de l’enchevêtrement et se précipita sur leur voiture pour mendier en criant et piller ce qu’ils pouvaient chaparder. L’un d’entre eux s’attaqua aux essuie-glaces et réussit à en arracher un pendant qu’un deuxième attaquait le pare-brise arrière avec un bout de madrier. Carlos restait comme toujours assez calme dans la tourmente et essayait de sortir de l’endroit sans écraser personne.
Une fois les enfants dispersés, et la voiture dans une rue un peu plus dégagée, Carlos se tourna vers Christian avec un sourire crispé.
– Mais où sommes-nous, grands dieux ? Dans quel pays ?
– C’est tout simple, mon petit vieux. Tu es à Saint-Denis, faubourg de Paris en 2030. Enfin, maintenant on dit Denis, puisque les saints ont été supprimés du calendrier. Denis, haut lieu de l’histoire de France, la grande. C’est à côté, dans la basilique qu’étaient enterrés les rois de France. On l’a vue il y a un quart d’heure, dans le lointain, la toiture vert-de-gris au bout du marché africain. Fermée.
Christian hésita une seconde et se reprit.
– Je ne suis pas sûr qu’ils soient encore là, les rois… Si les anciens monuments historiques ne les ont pas récupérés à temps, les tombeaux ont dû être revendus aux Chinois… J’ai vu la basilique de plus près il y a quelques jours, elle était taguée, les portes barricadées et la moitié des vitraux crevés.
Carlos soupira d’un air d’impuissance.
– Vous savez, chez moi, au Portugal, c’est pareil…
– Ça ne me console pas. Je n’arriverai pas à m’y résigner.
[...]