ETHIOPIALES
Nouvelles
Kwamé Maherpa
RETROUVAILLES
Il avait répondu à cet appel de la nuit, provenant au-delà des barrières symboliques du temps, contre lequel toute résistance mentale s’avérait vaine. Autant charger un chevalier en armure avec une fourchette pour seule arme.
Dans cette grande et vaste demeure victorienne aux volets clos, sombre comme un sépulcre poussiéreux, il avait rencontré cette inconnue aux longs cheveux sombres, à la peau diaphane. Robe et corset délaissés, elle s’était donnée à lui comme un feu ne laissant que des cendres après son brûlant passage. Son prénom se perdait dans les méandres de ses pensées où seule sa signification « la lumineuse » contrastait avec l’atmosphère à la Bram Stoker de l’alcôve londonienne. La peur et la prudence habituellement omniprésentes chez lui s’étaient soudainement dissipées. Mariage mystique ou simple union charnelle sans lendemain, tout son être vidé de sa substance ne trouvera jamais la réponse. Fébrile sans être en sueur, il crut être libéré de ce rêve nauséeux. Son réveil le bouleversa autant que sa récente errance onirique. Il s’était endormi dans une des chambres de sa villa, au fond d’un lit confortable. Pourtant, ses yeux ne s’ouvrirent point sur la fenêtre donnant sur un luxuriant jardin créole martiniquais, en surplomb de la Baie du François, mais sur des cadavres d’immeubles noircis et un ciel couleur de deuil et de rouille. En cherchant à se relever, le sol, soudain pris de convulsions chtoniennes, se déroba sous ses pieds. Il rampa sous une pluie de mottes de terre et se recroquevilla contre un pan de mur. De son abri improvisé, il vit fondre des dizaines de drones aériens au fuselage sombre tirant force obus et missiles sur la ville fantôme, comme pour anéantir l’essence même de la vie. Où se trouvait-il ? À Bagdad ? À Damas ? À Bangui ? À Goma ? À Grozny ? À Kiev ? ou une autre ville damnée par la démence des puissants ? Un autre monde peut-être ? Pour autant, la poussière d’incendie possédait la même senteur âcre et la même couleur de désolation. Les tirs se rapprochèrent dangereusement. Avec la peur en guise de carburant, ses jambes le propulsèrent loin de son refuge. Son cerveau fermé à toute forme de pensée inutile, il prit une trajectoire discontinue et courut à travers un dédale de décombres. Entre les gerbes de terre et de béton propulsées par le souffle des explosions, il passa devant un alignement de blindés calcinés, sinistre assemblage de métal et de chair soudé par une main démoniaque. Derrière lui, une mer de flammes aux vagues démesurées et irrégulières malmenait le lointain :
« Venez ! lui cria une voix qu’il parvint à entendre malgré les fracas du bombardement incessant et du chant lancinant des acouphènes dans ses tympans. »
Sur sa droite et sur le seuil d’une casemate, un soldat en treillis couleur sable lui faisait signe de la main, l’invitant à le rejoindre. Ce dernier ne portait aucun signe d’appartenance à une armée connue. Ce cauchemar allait-il prendre fin ? Allait-il se réveiller dans la vie réelle ? Immédiatement sa course s’infléchit. Un puissant blast, précédé d’une proche déflagration, le projeta dans la gueule béante du bunker. Pas la moindre trace du mystérieux militaire. Une éternité durant, son corps chuta, telle une bouée ballotée par les courants d’un océan déchaîné, dans un tunnel sombre. Était-il mort ? Pourquoi ne voyait-il pas de lumière blanche ? Le témoignage de ceux qui ayant approché la Mort ne relevait-il que de la fable ? Non la lueur se montrait à ceux qui montaient vers les cieux ! Lui Edouard Louis- Georges tombait à l’image d’un ange déchu du champ céleste. Allait-il dériver pour toujours dans cet espace sombre, glacé, sans lune, sans soleil ? Alors sa bouche laissa échapper un cri, à se rompre les cordes vocales. Pas un son ne sortit hors de ses lèvres. Aucune douleur ne secoua son corps quand il rencontra enfin le sol.
Toute trace de guerre s’était volatilisée. Avait-il quitté l’enfer ? Autour de lui s’étendait une terre aride sans le moindre relief pour dresser un obstacle entre un œil humain et l’horizon, excepté une épave disloquée en deux parties. Sa forme profilée évoquait la carlingue d’un intercepteur, un modèle qui, à sa connaissance, n’était pas en service dans les forces aériennes actuelles. Sur le fuselage noirci, il pouvait lire l’inscription suivante : « Confédération Solarienne. »
Édouard Louis-Georges sentit le sang refluer de ses artères :
« Ce n’est pas possible, parvint-il à marmonner. »
Il fit le tour de l’appareil. Sous un auvent improvisé, à partir d’un assemblage de toile de parachute et de trains d’atterrissage, un homme était assis. Les jambes pliées l’une sur l’autre, ce dernier lui adressa un sourire goguenard. Il semblait attendre l’infortuné Edouard Louis-Georges. Teint sombre comme lui, nez droit et épaté, traits volontaires sans trace de faiblesse, la puissante musculature saillant sous la moindre couture de sa combinaison de vol, le pilote lui lança, cette fois, un regard torve :
« Heureuses retrouvailles, n’est-ce pas !
— Cela ne peut être, tu n’existes pas ! dit-il au naufragé du ciel.
— Tout ce qui est créé devient réel, l’imaginaire forme l’antichambre de la réalité, tu devrais le savoir Édouard, peut-être que je devrais t’appeler père, même si tu ne le mérites pas ?
— Peux-tu m’expliquer les raisons de ma venue ici ? Es-tu responsable de cette folie ?
— M’as-tu déjà oublié ? Ce monde de cauchemar et de violence sans fin n’évoque rien pour toi ? Je suis juste le héros de tes romans : Moris Asamoah, le pauvre bougre qui a enduré pendant près de vingt ans toutes sortes d’épreuves. Tu ne m’as rien épargné espèce d’ordure : j’ai porté le deuil de mes proches, tous décédés dans des conditions toujours plus sordides au fil de tes « brillants » écrits, mon corps a subi toutes sortes de blessures. Dans ta perfidie, tu m’as épargné la castration, même si tu l’as évoquée dans un récit. J’ai enduré les trahisons, participé à d’innombrables et interminables batailles, imaginées par ton esprit pervers et malade. Mes narines ont peu connu les parfums des grands créateurs, en revanche elles savent discerner la fragrance des chairs en décomposition d’êtres humains ou d’extra-terrestres. Je préfère ne pas te rappeler la nuit d’enfer et d’horreur lubrique que tu m’as fait passer à Soho dans le lit d’un succube victorien. »
Celui qui venait de se faire apostropher, chercha son souffle :
« J’ai fait de toi, le plus grand héros Noir de la Science-fiction mondiale, l’égal de Flash Gordon, de Conan. De par sa notoriété, ta saga n’a rien à envier à celle de la Guerre des Etoiles. Dans la chambre de millions de garçons, ta figurine trône fièrement aux côtés de Batman, Superman ou Dark Vador. Tes aventures sont traduites dans plus de cinquante langues, elles ont même été adaptées en jeu vidéo, à la télévision et au cinéma. Tu devrais être fier, de grands acteurs comme Samuel L.Jackson ont prêté leurs traits pour te donner vie à l’écran. Dans le cœur de millions d’admirateurs, tu vis toujours. Pourquoi persécutes-tu ton créateur, ton papa ?
— Je vis dans le cœur de millions d’admirateurs, dis-tu ? Ta mansuétude me touche beaucoup. Dommage que tu aies mis un terme à mes passionnantes aventures en me donnant la mort et de quelle manière ! Je n’ai pas eu le droit à un dernier ballon de cognac dans les bras d’une voluptueuse créature ! ni à un palais sur les rives parfumées du lac de Côme, non, tu as choisi pour moi une mort lente dans laquelle j’ai senti le lent cheminement du venin glacé d’un serpent des sables dans chaque millimètre de mes artères et de mes veines. La morsure d’un serpent, c’est tout ce que tu as trouvé, la morsure d’un serpent après avoir survécu au crash de mon astronef sur une planète désolée.
— Moris, je ne pouvais rester esclave de ma création, je voulais sortir du ghetto culturel où j’étais confiné. J’étais las d’être connu en tant qu’auteur des exploits de Moris Asamoah, d’être un simple écrivain de Space Opera grand public.
— J’ai assuré ta renommée ainsi que ta petite fortune. En guise de récompense pour toutes ces fructueuses années de collaboration, tu me jettes comme une capote après usage !
— Cela ne t’autorise pas à te glisser dans mes rêves ! Je peux te ressusciter et te faire vivre de nouveau des aventures formidables, tu aimes les belles femmes pas farouches, le luxe, les spiritueux de grande marque, je te donnerai tout cela et plus encore.
— Non, cela ne m’intéresse pas, répondit Moris Asamoah avec un ton qui se voulait détaché.
— Que veux-tu à la fin ? »
Edouard trembla. La réponse s’imposait d’elle-même. Moris Asamoah confirma ses craintes :
« Ma naissance et toutes mes souffrances, je les dois à ton cerveau de malade, tu ne feras plus d’autres victimes car tu n’as pas le droit de vie et de mort. Seul le Créateur possède ce pouvoir.»
Quelque chose venait de s’enrouler et commencer à compresser sa cheville. Édouard osa à peine baisser les yeux, juste le temps de voir des crocs écumants de bave acide traverser la mince barrière de sa peau.
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Article paru dans le quotidien France-Antilles Martinique du 13 novembre 2018, en pages intérieures-rubrique fait divers :
« Le corps sans vie de l’écrivain de Science-fiction Édouard Louis-Georges a été découvert dans le parc de l’hôpital psychiatrique de Colson. D’après les premières constatations, il n’a pas survécu à la morsure d’une vipère. Édouard Louis-Georges était interné pour schizophrénie depuis six mois. Il était âgé de soixante ans.»
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