FATALIS
Cyril Sche Sulken
Tome II : Temps de langueur
À l’Amie.
PROLOGUE MISERICORDE
Toutes les têtes se retournèrent quand les bottes et la canne du comte foulèrent le seuil de la chapelle. Dans le silence, ils s'interrogèrent les uns les autres du regard. Le prêtre lui-même s'était figé à la vue du seigneur. La question, cela se voyait, leur traversait tous l'esprit : ce vieillard abîmé, dépendant de son bâton usé, était-il vraiment le sire de Pein ?
Hasbrin avait tenu à venir seul, ce qui rendait sa visite plus énigmatique encore. Malgré la demande de son maître, Ludwig était aussi sorti pour précéder son arrivée. Le baron borgne le suspecta d'avoir averti les ouailles de sa venue. Il en fut agacé, quoiqu'il comprît cette précaution. Nombre de ces personnes, croyait-il, avaient prié pour sa mort, et, les domestiques du manoir le savaient mieux que quiconque, il valait mieux qu'elles ne commissent point d'erreur en sa présence. Certains sujets devaient être tus pour ne pas déclencher l'ire du vieillard : son âge, son passé et ses relations diplomatiques.
Ses pas lents et hasardeux résonnaient dans tout l'édifice. Il n'était pas entré ici depuis bien longtemps ; éloigné des lieux sacrés par son errance spirituelle et morale. Aux yeux rivés sur lui, il ne prêta aucune attention – c'était préférable, car il avait toujours craint le regard des autres, et les autres eux-mêmes. Il fendit doucement la foule qui s'écartait à son passage, et s'installa sur l'unique banc de la chapelle. Le banc craqua, comme son dos. Dans l'ombre de son chaperon, qu'il n'avait pas relevé – ce que le curé n'osa pas exiger –, il ferma les paupières. Il n'en montrait rien, mais l'anxiété le dévorait comme un feu intérieur. Il regretta d'avoir osé braver le Seigneur en venant sous ces pierres.
L'assemblée, écartée de part et d'autre par cette irruption mosaïque, n'osa reprendre place. L'atmosphère s'était comme alourdie, une impression que le sire de Pein ne connaissait que trop bien. Un moment passa en l'absence de tout bruit.
Une voix hésitante s'adressa au comte. Il rouvrit les yeux et s'arracha à ses mauvaises pensées. Devant lui, une corde pendait. Et, bien que la vision d'une corde pendue se fût moult fois imposée à lui ces derniers mois, celle-ci était bien innocente : c'était la ceinture du chapelain. Le regard du vieillard escalada la robe blanche qu'elle serrait et s'arrêta net quand il vint au visage rougi du prêtre.
« Pardonnez-moi, pater, je n'écoutais point. Voulez-vous répéter ? »
L'homme de foi s'étonna, à l'instar des laïcs. Ce respect, cette reconnaissance de sa fonction étaient inédits. En chevrotant comme l'agneau pascal, il lui dit :
« Votre... présence en ces lieux nous honore, mon seigneur. Vous n'êtes, je crois, pas sorti de votre demeure depuis la mise à sac de la ville par les armées impériales. Et, à vous voir ainsi, on serait tenté de croire que... Pardon, je m'égare. Cette messe est pour vous.
— Attendez, le retint-il. Poursuivez ce que vous comptiez dire. »
Le religieux se pinça la lèvre. Le sujet était interdit.
« Sauf votre respect, messire, vous paraissez très amoindri. Vos cheveux sont tombés, vos joues se sont creusées, et votre démarche, par Christ !
— Dites-le.
— Vous semblez mourant...
— Dites-le. J'ai trop vieilli.
— Je n'en dirais pas tant, non. Vous n'êtes pas si âgé, mais vous vous comportez comme tel. »
Hasbrin hocha tristeusement la tête.
« Comme tant d'autres, vous refusez de me croire... Soit, mon père : faites votre office. Et dites à vos paroissiens de s'approcher. Il est mal aisé de suivre la messe depuis l'entrée. »
Peu assuré, l'ecclésiastique fit comprendre à ses ouailles de reprendre leur place. La vingtaine de personnes s'exécuta, mais un vide se maintint autour du vieil homme.
Le prêtre se mit au centre du chœur, dos au vitrail blanc et rouge qui représentait le premier cavalier de l'Apocalypse tirant vers senestre avec son arc. Une bible en main, il la leva vers le plafond et commença son discours :
« Ô gens de Pein, chers frères et chères sœurs, louons les noms sacrés. Loué soit Jésus le Fils de Dieu, qui endura les stigmates pour sauver nos âmes. Louée soit Marie, sa mère, qui nous unit aux anges et aux saints. Loué soit Dieu le Créateur, notre Roi tout-puissant, quand il vient nous visiter dans Sa miséricorde. Amen. »
Il continua sa messe comme en temps normal ; le rite d'ouverture, les liturgies se suivirent.
Hasbrin suivait la cérémonie sans mot dire et avec attention, tel un enfant sage. Il cachait toujours ces émotions qui se succédaient en lui alors que les paroles de l'abbé résonnaient dans la charpente.
Il n'était venu prier dans une église chrétienne depuis trop longtemps. S'il se savait damné, il espérait que le jugement de Dieu en serait moins sévère, et le châtiment infernal moins terrible. Cela dût alléger ses maux ; pourtant le poids de ses souvenirs éprouvait toujours son cœur. Il se morfondit dans son âme, tant qu'il perdit le fil de l'office. Lorsqu'il se ressaisit, le chapelain brandissait les saintes Écritures en clamant la prière concluant la messe :
« Misereatur nostri omnipotens Deus et dimissis peccatis nostris perducat nos ad vitam aeternam. Amen.
— Amen », reprirent les ouailles, dont le chœur écrasait la voix meurtrie de Hasbrin.
Tout le monde, à l'exception du comte, se leva et avança vers le curé pour prendre son hostie. Quand il ne resta plus que le prêtre et lui, Hasbrin se leva péniblement. Malgré les chaleurs estivales, il eut la sensation qu'un air froid traversait la chapelle.
« Le Corps du Christ », fit le prêtre en lui tendant le bout de pain, qu'une main tremblotante accepta.
Le seigneur porta l'hostie à ses lèvres, puis arrêta son mouvement.
« Mon père... Suis-je en droit de faire ainsi après tous mes péchés ? »
Le curé mit un temps à répondre, comme s'il était incertain qu'il restât une chance de rédemption pour le vieil homme.
« Bien sûr, sire... »
Le comte inspira un grand coup, peu convaincu, avant d'avaler l'hostie. Son goût était fade.
Il se retourna et fit quelques pas vers la grande porte.
« En tout cas, je prie pour que votre retour sur le droit chemin vous vaille Son pardon ; continuez, et espérez », ajouta le prêtre.
L'espérance. Un mot devenu bien vague, en cette période de désespoir. Sans rétorquer quoi que ce fût, il quitta les lieux et regagna le castel. Sur son trajet, Ludwig lui fit remarquer le ciel vide de nuages et la chaleur croissante. Selon les paysans, le temps était prompt à l'orage.
De retour au château, après avoir bu une coupe de vin d'Alsace, il se dirigea rapidement vers les escaliers. Avant de monter, il s'assura que la porte menant à l'oubliette était bien verrouillée – une manie qu'il avait récemment développée. Il grimpa les étages pour rejoindre sa salle d'écriture. Un sursaut l'agita : la porte était entrouverte. « Par le corps saint Germain, pensa-t-il. Ouverte... » Il se jura qu'il l'avait bien fermée au moment d'aller à la messe, de peur qu'un autre serviteur ne détériorât ses écrits par mégarde – ou par méchanceté... « Non, ce doit être Lui... Il a profité de mon absence pour détruire mes notes... Pitié, Seigneur, protégez-les à tout prix ! »
Courant vers la pièce, le comte trébucha sur une marche surélevée. Sa canne tomba plus bas ; trop loin pour qu'il l'attrapât. Son cœur battait la chamade. Contraint par les événements, il étendit ses doigts maigres. Un instant après, le bout de ses doigts effleurait son bâton. Il devait faire vite, ou son œuvre serait détruite par le démon, et son travail serait perdu, et sa vie serait brisée.
Appuyant contre sa canne, il parvint à se remettre debout. Il ignora ses articulations douloureuses et se mordit la lèvre inférieure. Cet effort était coûteux. Hasbrin dut renoncer à la course. Il marcha jusque dans la salle.
Quand il fut à la porte, il devina l'assent des flammes consumant les dizaines de parchemins du liber fatalis. Il jura, il gronda. Alors qu'il s'apprêtait à pousser cette porte de toutes ses forces, elle fut brusquement tirée de l'intérieur. Son cœur manqua de lui faire défaut.
Ludwig se tenait de l'autre côté. Le vieux sire l'écarta et entra, cherchant le diable qui s'attaquait à son œuvre dernière. Il n'y avait personne. Les feuilles, la plume et l'encre étaient toujours là. Hasbrin expira bruyamment pour évacuer l'angoisse du moment.
« Menherre, vous m'avez surpris !
— Tout va bien, Ludwig Bruecke... J'ai vu la porte ouverte et ai cru que quelqu'un venait ruiner mon travail.
— Que nenni, sire. Aussitôt que nous sommes rentrés, je me suis attelé à la tâche que vous m'avez confiée. Vous souvient-il ? Vous souhaitiez que je lise et range vos notes. »
Rassuré, le comte encore haletant s'assit sur la chaise devant le lutrin et se frotta les genoux. Ses mains étaient froides et moites, telles celles d'un cadavre encore frais.
« Vous devez vous reposer, sire, le conseilla Ludwig.
— Non, pardi ! s'indigna-t-il en tapant dans le vide. J'ai déjà trop perdu de temps pour me permettre une pause ! »
Le valet ne dit rien, et Hasbrin lut une légère crainte dans ses pupilles.
« Pourquoi me regardes-tu de la sorte ?
— Depuis le grand massacre, vous avez su contenir la colère qui vous consume. Ces dernières semaines, vous y succombez plus facilement... »
Le seigneur réalisa qu'il déraisonnait. Il changeait en mal, encore. Cet accès de rage montrait qu'il devenait à nouveau ce qu'il avait été autrefois, un être plein de méchanceté. Ses yeux s'humidifièrent.
« Excuse-moi, je m'emporte...
— Je vous en prie, sire. Vous êtes fatigué... Vous obstiner à lutter contre le sommeil embrume votre esprit...
— Vrai. Mais je ne puis dormir, ni ne le veux. Je dois être lucide : je vais bientôt rendre mon dernier soupir. À ce propos, quel jour sommes-nous ?
— Vous me l'avez demandé avant de sortir pour la messe, sire. Nous sommes le trois juillet, cela n'a pas changé.
— J'oubliais... Cela fait quatre mois et deux jours... »
Le serviteur le laissa à ses pensées pour aller lire et classer les feuilles de vélin, tandis que son maître reprenait la plume et la trempait dans la corne d'encre.
[...]