FATALIS
Cyril Sche Sulken
Tome III : Temps de fureur
À l’Amie.
PROLOGUE REFLEXIONS
Le ciel était grisâtre et le vent soufflait comme si Éole avait abattu sa colère sur le monde.
Du haut de son cheval blanc, le sire de Pein restait figé au milieu d'un vaste champ de blé aux brins malades et remués par les ores.
Vêtu de son mantel immaculé aux manches fendues et le visage caché dans un chaperon brodé, le comte était empli d'une vigueur qu'il ne pensait jamais retrouver.
À sa ceinture pendaient, à gauche, une épée et, à droite, un trousseau de flèches. Son arc était fixé à l'arçon de sa monture.
Il paraissait grand et puissant. Il en oubliait jusqu'à sa malédiction. Son œil révulsé luisait faiblement.
Tout à coup, il éperonna sa jument et s'élança au galop à travers la prairie, les sabots férissant la terre sèche.
Sa course le mena jusqu'à la lisière d'une inquiétante forêt d'où émanait une odeur putride mêlée à celle de l'humus.
Les oreilles du cheval s'agitèrent, ses yeux s'écarquillèrent et il trépigna. Son anxiété contraignit le cavalier à démonter, mais, sitôt qu'il mit pied à terre, la bête affolée se cabra et s'enfuit, arrachant les rênes des mains de son maître avant de disparaître dans le lointain.
Une bourrasque fit trembler les feuillages.
Au son des brindilles craquant sous ses pas, le baron s'avança à couvert des cimes, protégé des vents par la muraille boisée.
Son errance le conduisit à un vieux saule aux couleurs pâles, au pied duquel on avait creusé une fosse oblongue. Le comte s'en approcha avec appréhension.
Arrivé au bord du trou, il découvrit une tombe inachevée dont la sépulture n'était qu'une croix branlante. Elle semblait si profonde que l'on ne pouvait en voir le cercueil.
Hasbrin, intrigué, s'agenouilla et se pencha afin d'y voir quelque chose. Il se figea.
Au fond de la fosse gisait un corps inerte, oublié là depuis des jours, des semaines, voire des mois. Ce n'était pas la vision même de ce cadavre décharné qui l'avait retenu ; le seigneur damné avait vu plus de morts que la Faucheuse elle-même.
Non.
Ce qui l'avait choqué, c'était l'aspect de cette dépouille. Sa peau sombre, ses yeux vitreux, ses os tordus et ses affublements en lambeaux – cette charogne était la sienne.
La vue du comte se troubla, et il trembla de tout son être. Il vomit sur la terre meuble. Sa respiration fut irritée par la dyspnée, le feu ardait ses entrailles.
Des bruits de pas dans les feuilles mortes lui firent relever la tête.
Le ricanement du démon résonna entre les troncs qui dansaient comme des flammes. Cet instant, il le connaissait, pour ce qu'il l'avait déjà vécu autrefois. Infâme cauchemar perdu dans les lignes du temps.
La voix fluette d'un jeune homme se fit entendre. Il venait. Il lui posait une question. Laquelle ? Dans la panique, à bout de souffle, Hasbrin ne l'avait pas entendue.
Il intima à l'importun de s'en aller, de le laisser tranquille. Il n'osait pas lever les yeux vers lui, de peur d'affronter la sinistre vérité.
Le garçon insista, s'enquit pour lui porter son aide ; le baron lui hucha avec fureur de partir et, tandis qu'il criait, un éclair jaillit du ciel pour frapper là où se dressait l'inconnu. La foudre l'avait dévoré.
Le sire de Pein perdit son regard dans les nues à la recherche d'un signe, espérant voir la main de l'Éternel lui montrer la voie à suivre. On l'avait abandonné.
Soudain, un choc violent le frappa, et il sentit une forte pression s'exercer sur sa gorge. Le squelette s'était relevé de son lit. Il le fixait de ses yeux sans paupières.
« Tel je fus ce que tu es ; et tel que je suis tu seras.
« Richesse, honneur et pouvoir n'ont plus de valeur lorsque vient le trépas. »
Sur ces mots, le revenant lâcha prise et s'écroula dans son lit éternel, tombé dans l'exacte position qu'il avait auparavant.
Le cœur battant la chamade et les joues luisantes de larmes, le comte poussa un hurlement innommable qui jeta le silence sur le paysage maudit.
Hasbrin von Pein reprit conscience. Endormi dans son bain froid, il se trouvait dans une obscurité presque totale, éclairé par la seule lumière d'une lanterne posée sur un meuble.
Quelqu'un frappait à la porte en appelant :
« Messire, tout va bien ?
— Oui, fort bien. Allez-vous-en ! »
Sans rien ajouter, le domestique s'éloigna.
Le jeune vieillard se posait maintes questions. Quel était le sens de toute cette mascarade, et pourquoi rédigeait-il ces chroniques ? Nul ne les lirait jamais, et Il prendrait un grand plaisir à les détruire dès qu'elles seraient achevées.
Tous étaient morts.
Il ne supportait plus toutes ces peines et ce feu infernal qui ardait parfois en lui. Son corps n'en finirait jamais de brûler. Même cette eau fraîche où il se languissait ne pouvait éteindre l'incendie. Richesse, honneur, pouvoir – plus rien n'avait de valeur. Pourquoi donc persévérer ? Vain, le but du voyageur dont le sentier mène vers le néant.
Petit à petit, le comte se laissa glisser dans la bassine jusqu'à ce que sa tête fût totalement immergée. Au diable le temps qui lui restait, tout était perdu d'avance.
En apnée, il lui fallut faire preuve d'une intense volonté physique et mentale pour se résoudre à inspirer l'eau qui inonda ses poumons.
Son corps luttait indépendamment de ses désirs, l'incitait à remonter à la surface pour respirer. Le suicidaire poussait contre les parois de la baignoire pour se maintenir sous l'eau, ses doigts s'accrochant dans la toile de lin qui recouvrait la bassine.
Dans le chaos aquatique qui tourbillonnait sous ses yeux, Hasbrin fut envahi par cette lueur pure et impure. Un visage apparut. Le Seigneur Blanc derrière la Porte.
À bout de forces, le sire de Pein se leva de la baignoire en s'appuyant sur les rebords. Il inspira dans un bruit aigu en éclaboussant les murs.
L'écume aux lèvres, il recracha quantité d'eau et de salive, puis se laissa choir en avant.
Il était incapable de s'opposer à la malsaine providence qui le sauvait. Dieu était contre lui. Les gens de mal étaient d'ordinaire punis de mort, mais lui qui implorait ce sort se voyait infliger le prolongement d'une pénible vie. Destin logique d'un damné.
C'était le milieu de la nuit. Affligé d'une bouffée de chaleur, le pitoyable vieillard avait fait réveiller ses gens pour qu'ils lui fissent couler un bain d'eau froide. Tirés de leur sommeil et pris au dépourvu par cette demande insensée et inattendue, ils s'étaient précipitamment affairés à préparer la salle de bain, après quoi leur maître les avait tous congédiés pour se baigner dans le calme. Cela alimenta quelques discussions à propos de la folie du comte.
Après qu'il eut repris ses esprits, Hasbrin quitta son bain et marcha, sans se sécher, jusqu'aux étagères près de la porte. Là-bas, il s'empara du grand miroir circulaire et s'y dévisagea. À la vue de son répugnant reflet, son visage se mut de dégoût. Qu'advenait-il de lui ? Il n'était plus qu'un squelette à peine charné. Était-il seulement vivant, y avait-il seulement une chose qui le différenciait du peuple des cimetières ? Si cette précoce vieillesse ou la démoniaque folie ne le tuaient point, la dégénérescence de son corps le ferait. Peut-être mourrait-il de cette lèpre intérieure. Son corps tordu et amoindri semblait sur le point de se briser comme du verre. Ses veines noires le parcouraient comme autant de fissures serpentines. Et sa peau, son étrange peau qui prenait une teinte argentée, légèrement bleutée, comme l'œuvre d'un peintre-verrier... Il se trouvait inhumain.
Ses pupilles scrutèrent la surface de l'étain poli sur laquelle se reflétaient ses innombrables défauts. Çà et là se trouvaient des cicatrices. Nombre d'entre elles l'eussent tué s'il n'avait été qu'un mortel parmi les mortels.
Sa senestre hasardeuse passait sur quelques endroits de sa peau humide, ridée et froide comme marbre, pendant que sa dextre empoignait la lanterne de bois. Sa chair paraissait avoir été meurtrie, striée des marques rouges et noires d'anciennes flétrissures. Les doigts du comte s'attardèrent sur ces souvenirs qui lui étaient ancrés.
Les bords d'une marque rhombique étaient visibles sur son flanc, tandis que d'autres plaies refermées paraient son torse en une multitude de points. Il se rappelait encore la sensation brève et glacée des fers qui le mordaient et leur douleur aiguë. Même ces supplices sans nom n'avaient su le vaincre.
Il effleura l'estafilade qui fendait l'arête de son nez, puis remonta jusqu'au pourtour de son crâne dégarni. Là s'étaient enfoncées les épines.
Dans les paumes du vieillard, l'on voyait toujours les trous refermés, pareils à ceux de ses pieds, terribles stigmates. Enfin, parmi ses plus récentes peines, l'auriculaire qu'il s'était coupé puis arraché alors qu'il tentait de lutter contre son démon.
Ces malheurs, il voulait les oublier, quoiqu'une autre partie de lui-même désirât les subir à jamais pour en faire sa pénitence.
Le seigneur de Pein grommela, puis se pencha pour s'affubler d'une chemise et de son mantel blanc.
Il poussa la porte de la pièce et sortit dans le couloir. À la lumière de sa lampe, il marchait d'un pas vif et frappait le sol de ses coups de canne. Il n'y avait plus un seul domestique dans les parages.
Cette nuit, août laissait sa place à septembre. Et, le lendemain, cela ferait en tout et pour tout sept mois que la tragédie avait été perpétrée. L'angoisse l'escaladait lentement au fil du temps.
Dans ce silence inquiétant, Hasbrin s'en retourna à son scriptorium.
[...]