FATALIS
Cyril Sche Sulken
Tome V : La fin des temps
À l'Ami.
À Meggie.
Au néant.
À celles & ceux qui se haïssent.
PROLOGUE ENFOUI
Les bougies ardées par Ludwig flambaient en répandant une fumée noire. Par souci d'économie, il les avait fait concevoir à partir des restes de graisse des repas de ces dernières semaines. Leur flamme était moins vive, et leur consomption plus polluante.
Il faisait froid dans le scriptorium. L'intendant y avait répandu de la paille fraîche, mais cela ne suffisait pas. Il devait travailler vêtu comme pour descendre au village.
Conformément aux ordres de son sire, Ludwig relisait les notes de ce dernier, et les compilait au fur et à mesure qu'il terminait sa lecture. Les parchemins étaient de qualité diverse : certaines feuilles étaient d'un vélin doux, d'autres étaient des palimpsestes faits d'un cuir grossier.
Hasbrin ne s'était pas appliqué pour sa calligraphie. Il avait tracé ses lignes rapidement, occupant tout l'espace dont il disposait sur chaque page pour ne pas en gâcher le moindre pouce. Le résultat en était brouillé, difficile à lire. Nombre de ratures et de répétitions alourdissaient la lecture. Par moment, le style se voulait emphatique, partant dans une envolée poétique, avant de vite retrouver une narration plus concrète et factuelle. Pour qui ne connaissait pas le comte aussi bien que son serviteur, il n'y avait aucun doute sur la folie qu'on lui prêtait.
En se rappelant les paroles de son maître avant qu'il tombât dans son sommeil meurtri, Ludwig pensa à trouver des copistes qui seraient à même de réécrire le liber fatalis, qui en garderaient l'essentiel, n'en déformeraient aucun propos, mais en reformuleraient le contenu afin qu'il soit accessible à toute l'humanité. Les mésaventures des trois compains et le destin de Christof méritaient d'être connus, ainsi que le désirait Hasbrin. C'était un ex-voto laissé au monde.
Ludwig était convaincu que les erreurs du Roi déchu devaient être enseignées. Il pria le Seigneur de l'aider à accomplir efficacement sa servitude, et de le guider sur le chemin de l'illumination.
Toutefois, il refusait de confier ces écrits à n'importe quelles mains. Des monastères pourraient être choqués de lire ces vérités, leur avis biaisé par les vestiges de la guerre des Albans. La partie la plus ardue de sa tâche serait de trouver une personne de confiance. Il y avait encore moult partisans de l'hérésie blanche à travers l'Allemagne et les provinces voisines, mais on disait qu'ils étaient observés par les agents du pape ou de l'empereur, et ils risquaient, par leurs convictions, de ne point comprendre, de déformer l'héritage du seigneur de Pein.
Entre deux pages, ses doigts salis de noir cherchaient à tâtons l'oublie tiède que le jeune homme avait posé près de lui. Ce gâteau au miel était l'un des seuls luxes que Ludwig s'était autorisé, maigre récompense pour son labeur éprouvant. Il guettait la mouche qui, depuis son arrivée dans la pièce, voletait et s'intéressait de trop près à sa collation.
En avançant dans sa lecture, Ludwig était en admiration à la découverte du passé de son maître, et aussi plein d'effroi pour ce qu'il avait enduré. À plusieurs reprises, ses mains s'étaient saisies de son chapelet de prière.
Ce soir, il irait observer les étoiles.
Les quatre temps que dépeignait Hasbrin conduisaient irrémédiablement à sa chute présente. Tant de secrets enfouis... Et la fin qui approche.
I
Une Allée de Braises
Le Sire En Blanc contrôlait le tiers de l'Allemagne, et un autre tiers – fait tant de nobles que de paysans et de bourgeois – lui était favorable. Mais l'Ordre du Glaive et de la Clef figurait l'épine enfoncée dans son pied l'empêchant de marcher jusqu'au trône qui lui était destiné. Cette entrave à son avènement allait être anéantie. Il allait être au faîte de sa puissance.
Le chariot couvert parcourut le récent pont défensif à l'entrée du château dans le grincement continu d'une de ses roues mal graissée. Son escorte de vingt hommes jeta des regards suspicieux aux gardes de la forteresse qui les surveillaient.
Le baron Dunkel descendit du véhicule. Sa semelle écrasa une feuille morte. Il scruta l'anormale formation nuageuse qui tournoyait au-dessus du donjon et se rappela avec inquiétude l'obscure renommée du lieu et de son maître. Midi était passé depuis peu. L'obscurité paraissait nocturne. Des diffamateurs et quelques voyageurs répandaient la légende que la lune et le soleil avaient fui le ciel peinois, condamnant le domaine à des nuits trop longues et trop sombres.
« Bien vaignez à Pein, Herre Dunkel, salua le comte borgne en allant vers l'attelage.
— C'est un honneur pour moi de traiter avec le célèbre souverain des Albans, assura le roi des larrons.
— Le voyage fut-il doux ?
— Oui-da, il fut long, mais le temps nous fut clément... (Le baron allait poursuivre, mais il s'arrêta en croisant le regard cyclopéen de son client.) Ne vous ai-je point déjà rencontré ? »
Hasbrin sourit de n'être pas bien reconnu. Cette incertitude ne le surprit guère : les deux hommes ne s'étaient rencontrés qu'à deux reprises, plus de sept ans auparavant. La mémoire du voleur, aussi bonne fût-elle, ne pouvait avoir retenu les hideux traits de Christof. Icelui avait par surcroît beaucoup changé depuis : son corps était devenu plus mature, et les stigmates de ses supplices et de ses morts lui avaient conféré cette peau cadavérique parsemée de cicatrices et de brûlures. Les tourments l'avaient changé en un autre homme.
« Je ne crois pas, mentit le Porte-Haine. À moins que vous m'ayez vu prêcher à Lübeck ou que l'on vous ait dressé un très précis portrait de moi.
— Sans doute vous confonds-je, se méprit-il. Quoi qu'il en soit, je vous remercie pour votre invitation et ai grand-hâte d'en apprendre plus sur vos motivations. »
En disant cela, le maître scélérat posa sa main sur l'épaule du parricide. Ce dernier se transit. Il détestait ces familiarités tactiles, quoiqu'elles fussent courantes en société. Dunkel dut s'en apercevoir, car il retira fort promptement son bras et plissa brièvement les lèvres en un sourire gêné. Le sorcier s'efforça de ne point lui en tenir rigueur, puis le guida au-dedans de sa demeure cependant que Ludwig, Tilman Bruecke et un tiers valet se dirigeaient vers le char pour en descendre les coffres et autres affaires du prince des ribauds.
Depuis son retour en la demeure familiale et sa prise de pouvoir, Hasbrin était devenu un hôte réputé pour sa bienséance et son hospitalité. Il savait comment aborder les sujets qui l'intéressaient sans les précipiter au risque de s'aliéner ses invités, il était capable de taire son impatience maladive pour prolonger ses racines et les étendre autour de l'esprit de ses pairs.
Son dégoût profond pour les relations sociales contrastait avec ce véritable don pour la diplomatie et la courtoisie. Le mépris qu'il accordait à autrui était occulté par les beaux atours de ses phrases, les repas copieux qu'il faisait servir et la beauté saisissante du pays de Pein. Ainsi, il ménagea l'appréhension curieuse de son convié jusqu'au service de la tablée pour le dîner. Les règles coutumières lui avaient appris à ne point engager de discussions importantes ailleurs qu'autour d'un repas, malgré sa répulsion pour la nourriture.
Hasbrin lui fit découvrir le château, la haute ville et ses bas quartiers, énumérant avec fierté les chantiers passés, en cours et prévus, les différents commerces qui y prospéraient, les pèlerins, voyageurs et les grandes personnalités qui y venaient, et tant d'autres choses qui faisaient la réussite de ce fief. Le champ dans lequel s'entraînaient les troupes fit aussi partie de la visite, laissant au comte l'opportunité d'indiquer le nombre d'hommes et de femmes que comptaient les rangs de son armée, sans omettre de signaler sa prochaine participation à la campagne impériale contre Sa Sainteté. Tout cela suivait bien entendu le dessein d'intimidation du damné : face au fantôme influent qu'était Dunkel, il devait s'imposer comme étant plus dangereux que lui. « Vos mendiants et vos bandits ont des yeux et des oreilles en maintes cités, lui glissa-t-il, mais la portée de leurs actes est limitée. Si je le désirais, par quelques mots bien choisis, je pourrais mettre la Chrétienté à feu et à sang. Puissent vos ombres chéries rester cachées si une telle guerre venait à se déclencher... »
Le baron du crime était un tout aussi bon diplomate. Son statut de criminel de haut de rang l'y obligeait, puisqu'il traitait souventes fois avec des puissants. Aussi, l'homme ne témoigna point de faiblesse, accueillant ces remarques avec le même sourire poli qui voilait ses pensées. Le non-mort n'en attendait pas moins de cette figure qui avait indirectement bouleversé sa vie. Il savait que, même en l'absence de réaction évidente, ses propos le conduisaient dans des réflexions stratégiques. Ce silence s'évanouirait de toute façon quand il lui révélerait son potentiel destructeur, et les secrets blasphématoires qui avaient insidieusement détruit Eric en dedans son âme.
Quand la chapelle sonna vêpres, les deux hommes rentrèrent au château. Ils s'installèrent à l'étage, chacun à une extrémité de la table garnie, tandis que les gardes de Dunkel levaient déjà leurs godets dans le tinel.
Ludwig alla d'un bout à l'autre de la salle pour verser de l'hypocras frais dans leurs verres. Le garçon de treize ans ne commettait aucun faux pas, aucune erreur dans son service de valet. Il était difficile de le croire fils de paysan, tant ses manières équivalaient à celles d'un page de noble naissance. Il en avait été presque de même pour son père Tilman, qui avait délaissé son activité de scieur de bois pour se convertir en un capitaine d'armes sous les ordres du comte et administrer la défense de ses fiefs. Dans le secret, il agissait aussi tel un lieutenant des renseignements, coordonnant les espions placés à travers l'Empire et dirigeant des actions punitives qui outrepassaient la loi – ce n'était donc pas surprenant que le père fût présent au manoir ce soir-là. En bref, le destin de la famille Bruecke avait été touché par celui du Porteur de Haine, qui leur accordait, chose étonnante, une sincère confiance.
« Veuillez excuser mon avancée, messire, commença Dunkel entre deux gorgées de vin, mais je suis fort curieux quant à la raison de cette singulière invitation. Nous ne nous connaissons ni d'Eve, ni d'Adam. Même Eric fut incapable de m'informer sur vous. Je suis intrigué du fait que vous ayez su me trouver... Mes collaborateurs lipsiens m'ont certifié que vous ne les avez point rencontrés. Ainsi, je me permettrais de vous questionner : que puis-je pour Votre Seigneurie ? »
Le comte souffla du nez et but à son verre. Il laissa le breuvage se réchauffer dans sa bouche, non par goût (il n'aimait pas l'alcool), mais par comédie. Il avala, puis joua du bout des doigts avec sa chevalière. Relevant la tête, Hasbrin vit le moine en lambeaux qui se tenait derrière son hôte.
Le jeune laquais déposa de somptueux plateaux sur la table. Du pain de seigle et d'épeautre, des mets de châtaignes et de bettes, de pommes, de poires, de galantine de lamproie, de porc maigre et de mouton, le tout en des quantités disproportionnées et contraires à l'appétit quasi absent du seigneur des lieux.
« Je nourris de grandes ambitions, répondit-il en triturant un ustensile d'étain. Le titre de comte ne me sied guère et j'aspire à régner sur ces terres comme sur d'autres. Néanmoins, vous l'avez sûrement ouï dire d'autres bouches, il est de méchantes personnes qui s'opposent à mon ascension. Certaines de ces araignées fomentent contre moi et, pour atteindre mon but, j'ai besoin qu'elles s'empêtrent dans leur toile et y meurent. C'est là que vous intervenez...
— Au nom de ma guilde, je suis flatté que vous pensiez à nous. Toutefois, je préfère vous avertir : les meurtres que vous entendez auront un coût élevé qui risque d'amenuiser même vos caisses fournies, messire. Prenez cela en compte dans vos prétentions d'antiroi.
— Il y a bien assez d'adeptes en mon royaume qui verseraient volontiers le sang dans l'unique but de me plaire, fit-il froidement. Je n'attends pas de vos ribauds qu'ils se salissent les mains pour moi, non : je souhaite seulement des réponses à mes questions. »
Un bruit leur parvint du colimaçon, assimilable à celui d'une poterie éclatée. Dunkel fronça les sourcils. Face à lui, son hôte resta stoïque. Ce dernier commanda à Ludwig de monter préparer la chambrée de son invité.
« Voilà deux ans, reprit-il sereinement, je suis venu dans ta ville afin de te quérir. Or, tu étais absent, aussi me suis-je adressé à ton second, Eric. Alors me suis-je assuré de sa coopération, en veillant à ce qu'il m'aide à construire ma grandeur. Grâce à lui, j'ai renoué avec d'anciens sectateurs qui s'adonnaient autrefois à des sabbats. En ce sens, il m'a été très utile. Cependant, ton second manquait des connaissances que je cherchais plus ardemment... »
Le visage de Dunkel resta inflexible. Hasbrin se demandait s'il feignait ne pas le connaître. Peut-être avait-il tout prévu, peut-être le manipulait-il lui aussi. Le comte ne put s'empêcher de jeter un regard vers les escaliers, guettant l'approche d'un assassin à la botte de son invité ou, pire, d'un chevalier du Savoir. Il ne vit point de silhouette, mais l'on entendit un nouveau choc, cette fois-ci quelque chose qui frappait un mur.
Le prince-larron se retourna vers la source du bruit, fixant les marches sans voir l'Aspicientis. Hasbrin fit claquer la porte. Cette menue démonstration de ses pouvoirs arracha un sursaut au Lübeckois. Il était presque risible de voir que cet homme intransigeant et impassible devant les pires crimes perdait sa contenance face à l'œuvre surnaturelle.
« En revanche, je ne doute aucunement que vous possédez tout le savoir dont je suis en quête.
— Parlez... fit-il en se rassérénant.
— Je veux que vous révéliez tout ce que vous savez à propos de l'Ordre du Glaive et de la Clef. »
Une feuille de parchemin vierge, une plume et un encrier lévitèrent d'un meuble proche jusque sur la table, à un emplacement dont les plateaux de victuailles et le verre de vin à demi vide s'écartèrent sans qu'on les touchât.
« Inscrivez les noms et les qualités de ses membres, les positions de ses commanderies, et ses effectifs. Je veux tout savoir. Tout ce que vous savez.
— Je ne puis vous dévoiler cela, rétorqua aigrement Dunkel. Ils me pourchasseraient jusqu'en mes derniers retranchements.
— Ils sont peu nombreux, me trompé-je ? entonna Hasbrin avant de quitter sa chaise. Je vais vous tenir le même discours qu'à Eric : en alliant nos forces, nous saurions les contrer et les bouter hors de nos terres. Cela fait des années qu'ils conspirent contre moi, qu'ils intriguent parmi les hautes sphères et veillent à me neutraliser... Ils n'y sont point parvenus. Nolens, volens, j'ai franchi chacun de leurs pièges et ai occis deux des leurs. En ce jour, je suis à la tête d'une province digne d'un duché et, si le cœur m'en dit, je puis initier un soulèvement par tout le pays. D'aucuns ont ouï les préceptes de ma foi, du bourgeois à l'ermite et du seigneur au moine... Déjà, le culte blanc se propage aux frontières de la France, de la Pologne, du Danemark, de la Bohême et de l'Italie. Mes prêtres sillonnent les chemins pour répandre les évangiles du Chaos, mes fidèles dressent des autels à ma gloire dans les creux des chênes centenaires ou à la place des crucifix de leur paroisse ! Des corps armés se forment, des seigneurs font défection pour rallier ma cause, des bourgeois s'unissent en communes et se prononcent en ma faveur, un baron me propose sa fille, un dignitaire m'offre la sienne et une dot... Ma fortune a été décuplée, j'ai parfait des miracles en des villes qui sont devenues des lieux de pèlerinage ! Je connais les secrets de l'Abîme et des lois alchimiques, suis versé en sciences et maîtrise les arts goétiques ! La poussière des nihilithes coule dans mes veines, je déchaîne la tempête et éventre la terre, j'invoque le feu et l'Enfer est ma cour, les monarques prêtent l'oreille à mes conseils, je suis le héraut de l'Ennemi de Toute Existence, je suis le Roi d'à venir et le Porteur de Haine, je suis invincible et immortel, JE SUIS HASBRIN, PREMIER DU NOM, ET JE SUIS L'ANTÉCHRIST VRAI ! »
Un éclair illumina la tour et le plancher frémit aux grondements du tonnerre. Les yeux du malfaiteur se plongeaient, paniqués, dans celui, flamboyant, du comte borgne, dont le visage s'était altéré dans une expression de violence incontrôlée. L'homme terrifié avait reculé son siège dans un frottement désagréable, prêt à se dérober à la fureur de son hôte. Voyant icelui qui retrouvait son calme, il fit de même et tenta de conserver son sang-froid. La solidité d'esprit de Dunkel ne manqua pas de surprendre le comte.
Le baron du crime attrapa la plume, la plongea dans l'encre et entreprit d'écrire des noms sur le vélin. Il traça les premières lettres et s'interrompit.
« Je reconnais que cette offre est intéressante, dit-il, mais quel gage ai-je de votre sincérité ? Rien ne me prouve que vous honorerez votre part du contrat. »
Hasbrin contourna la table et s'approcha de lui – l'homme fit montre d'une grande méfiance, et leva le bras pour se défendre quand le non-mort se pencha devers lui. Or, ce ne fut pas pour le frapper : son doigt maigre et blafard pointa du doigt l'estafilade de son nez. Cette signature était celle du comte Aschenberner.
« Ceci n'est-il pas un gage suffisant, petite ombre ? Cette cicatrice est le fait de Roderik von Furnau, tracée lors du sabbat en le cercle des tilleuls, avant qu'il nous traquât, Franz, Johannes et moi, pour nous jeter à l'inquisition ! Te souviens-tu de lui, Dunkel ? »
Sa voix dissonante montait dans les aigus et descendait dans les graves sans obéir à une quelconque logique.
« Christof... Que t'est-il arrivé... murmura-t-il à lui-même sans vraiment poser la question.
— Par tes manigances, le tribunal nous obligea à quérir le pardon en prenant la croix, ce que nous fîmes en nous conscrivant en la troupe d'un baronnet dévot qui nous mena en Livonie...
— Malséant...
— Là-bas, nous fûmes confrontés aux païens slaves et à leurs rites mécréants... La condamnation à mort dont tu prétends nous avoir sauvés me fut infligée par ces rustres : iceux me clouèrent à une croix et firent de moi le martyr d'un âge nouveau. Hélas, je me révélai plus fort, plus endurant que le fut Christ sur le Calvaire, et je ne mourus point. Lors, sais-tu ce qu'ils firent pour m'achever ? »
Le larron resta silencieux.
Cependant qu'il racontait ces épouvantables réminiscences, Hasbrin rencontrait une difficulté inattendue : il peinait à les rassembler et à préserver leur cohérence. Les images lui souvenaient par dizaines, et certaines paraissaient contradictoires. Il accusa Christof de fausser son point de vue pour le mettre en péril. « Dis ce que tu as vu... » le conforta le Dieu Noir. Le comte fit craquer sa nuque et poursuivit :
« Ils me dressèrent un bûcher. Je fus consumé par le feu au cours d'une interminable nuit. »
Hasbrin saisit une bougie à pleine main, méprisant la cire brûlante, et mit la lueur sous le visage ras de son invité.
« As-tu jamais connu le baiser ardent ? »
Par la potentia, il donna de l'ampleur à cette flammerole, la rapprochant du criminel qui en éloignait prudemment le menton, son souffle simulant l'indolence s'accélérant.
« Je souffris tant que je ne puis me rappeler autre chose que la douleur insupportable du feu qui me dévora... Il m'arrive encore de me réveiller la nuit et de hurler dedans ma couche en éprouvant les maux, éternellement rongé par ce feu qui ne s'éteint point... Et les lames qui m'ont occis ! Et mes os qui furent brisés ! Combien de fois ai-je embrassé le trépas, combien de fois ai-je vu l'Enfer ? Oh, Satan ! Quelle longue misère ! »
Ses doigts se crispèrent, éclatant la bougie et recouvrant sa parure de cire molle. Icelui sursauta. Il se pinça la langue entre les lèvres.
« J'ai grande compassion pour toi, Christof... » dit-il sous un air faussement paisible tout en se penchant sur sa droite. Il fut alors surpris de la réaction de son ravisseur : il avait craint sa colère, mais Hasbrin, le faciès attristé, lui donna une franche accolade et gémit :
« Pourquoi, Dunkel ? Pourquoi nous as-tu abandonnés ? (Son sourire se tordit vilainement.) Nous comptions sur toi... »
Dans cette étreinte dénaturée, le baron du crime ravala sa salive. Son cœur battait la chamade. Les pulsations résonnaient à travers les bras morts du sorcier.
« Je suis désolé, Christof... »
Ses doigt l'effleurèrent.
« Ne le sois point, sanglota le lunatique en resserrant ses bras. Tout est de ma faute... Pourquoi ai-je fait cela ?
— Pourquoi as-tu fait cela ? Malséant...
— Sais-tu, Dunkel, que je l'ai occis ? J'ai occis Franciscus, j'ai occis Franz... Il était à genoux, devant moi, sur cette plage... Je l'ai vu pleurer... Il n'a point bougé, il n'a point crié, comme s'il avait accepté que la lame lui fendît la gorge... Te rends-tu compte, Dunkel ? L'Arber, ce taureau, il ne s'est même pas défendu... Avais-je jamais perçu une larme ruisseler sur la roche de son visage ? Les cascades sont si belles, perdues dans la forêt... »
Le damné s'aliénait de toute raison. Dunkel serra des dents en refermant ses doigts.
« C'est au printemps que l'ours quitte son sommeil, Dunkel, chassant les goélands que j'entendis ricaner... Malséant ! Mais il s'est relevé après que j'eus prononcé les mots. Oh, oui, Dunkel, il s'est relevé, s'enfangeant dans le varech nauséabond, hubrant de tout son faoul et courant vers la fadaise ! Point homme ne le vit, fors moi, quoique ses gambes se torsèrent et ses mains s'assaignèrent ! »
Sa logorrhée sombrait dans l'incohérence démentielle.
« Et Johannes, la gorge ouverte et précipité de la tour aux loups ; et mon aimée, mon aimante, ma douce, ma belle, ma fille Lilith, qui eût rendu les reines jalouses de sa grandeur, pauvre enfant sacrifiée par cette mère cruelle et méchante et odieuse et scélérate ! La peste soit cette sorceresse et ses... »
S'emportant dans une ire frénétique, le comte relâcha son emprise, pour brandir un poing contracté vers le plafond. Il ne vit point le prince des ribauds se relever soudainement pour ficher en son œil satanique le poignard escamoté dans sa botte.
Le Porteur de Haine fléchit, se pencha par-devant, puis se redressa, puis se courba en arrière en d'affreuses contorsions, croisant et décroisant ses bras maigres comme s'il avait affronté un spectre, sans oser toucher l'arme qui venait de transpercer son crâne mort-vivant.
Dunkel recula jusqu'à heurter le mur, contemplant avec angoisse l'avorton du diable qui convulsait quelques pas devant. Hasbrin posa délicatement – trop délicatement, car c'était une délicatesse horriblement dérangeante pour une telle blessure qu'aucun autre n'eût enduré ! – ses doigts autour du couteau, et tira tranquillement la lame hors de sa cornée pourfendue, hors de cet œil maudit qui, dans une lueur abjecte, se reformait déjà à l'intérieur de son orbite. Il resta un instant immobile, ou presque, car son corps émacié trémulait de toute part, et détailla l'objet meurtrier souillé de son humeur malpropre, un sourire pervers fendant sa face lunaire.
D'abord tétanisé, le baron du crime se jeta avec empressement sur la porte close. Il frappa son épaule contre le bois pour l'ouvrir, quoiqu'elle ne fût verrouillée, et, dans une célérité paniquée, dévala les marches jusqu'au tinel. Là-bas, il s'arrêta en marchant sur les morceaux d'une cruche brisée, et sa respiration fut coupée à la vue de ses gardiens écroulés sur leur table, le sang et la salive suintant de leurs lèvres gonflées, et trois d'entre eux qui, n'ayant point succombé au poison de leur vin, avaient été achevés par Tilman. Le lieutenant aux mains sales dévisagea sans expression l'hôte transi de Pein. Quand Dunkel reprit conscience, il avait les pieds et les mains liés par de lourdes menottes dont les chaînes étaient attachées à la table. Ces entraves lui octroyaient le seul loisir d'écrire sur le parchemin. La boisson et les victuailles reposaient hors de sa portée. À son opposé, le Sire En Blanc lui jetait un regard grave et austère.
Lorsqu'il comprit le châtiment que lui réservait son geôlier, quand la soif eut asséché sa gorge, le maître larron se résolut à prendre la plume. Adonques, des mots couvrirent le vélin. Des lieux, des dates, des personnes... Autant de renseignements sur les membres et les agissements de ceux qui empêchaient l'avènement du Roi de la Race.
Comme s'en doutait Hasbrin, le baron du crime, voyant son commerce illicite avec l'Ordre grandir jusqu'à occuper la majorité de son marché, avait dépêché ses espions afin de garder un œil sur ses mystérieux clients. L'homme recelait ainsi maints secrets les concernant, les gardait précieusement car ils étaient les seules armes dont disposait sa guilde. Mais, lorsque la dignité et la vie sont en jeu, les intérêts du gain s'évanouissent.
Au moment où, dans un grattement déplaisant, la plume d'oie traça son dernier mot, Dunkel la posa avec prudence contre son encrier. Son regard arpenta la feuille longtemps, comme s'il y cherchait un moyen de s'échapper.
« Là, dit-il, la voix cassée. Tu as ce que tu désirais. Voici tout mon savoir à propos de l'Ordre. Je ne puis t'en dire plus, pour ce que je n'en sais plus. »
À l'extrémité de la table, le parricide demeura silencieux et terrible. Son otage avança :
« Je sais que tu refuses d'y croire, or, sache qu'en l'an trente-deux, je fis tout mon possible pour vous épargner la sentence désirée par Aschenberner. Votre départ pour l'Est fut l'unique compromis possible. Tu penses immanquablement que je pouvais vous offrir une échappatoire vers une autre contrée où vous auriez vécu en nouveaux hommes, mais l'Ordre est présent en toute la Chrétienté. En allant en Livonie, vous pûtes vous soustraire à ses territoires d'influence tout en vivant sous l'égide des Teutoniques. Si vous aviez été acquittés et libérés sans jugement, le Glaive et la Clef eût incontinent découvert ma participation et m'eût saigné sans que la bonne société le sût...
« Lorsque vous avez quitté Lübeck, l'Ordre s'est désintéressé de votre cas. J'ignore les motifs pour lesquels ils sont revenus vers vous – ou plutôt vers toi, manifestement. Ils ne m'ont jamais entretenu de ce qu'ils redoutaient en toi et, avant ce jour présent, j'ignorai moi-même que tu étais de retour, que tu étais... différent. Pourtant, ils revinrent à moi il y a deux ans de cela, peu après le fameux prêche que tu donnas dans ma ville. J'étais absent ce jour-là, mais Aschenberner ne manqua point de m'interroger afin de déterminer si j'avais rencontré le baron révéré que les petites gens appelaient le Blanc Seigneur... Quand le bougre accepta de croire en mon innocence, il m'imposa de servir ses intérêts. Mes pies suivirent tes pas jusqu'à récemment et transportèrent des messages pour le compte de l'Ordre... Mais, la difficulté de la chose s'accrut : combien de mendiants se sont défaits de leur accord avec ma guilde par adoration pour toi ? Je ne le puis dire... »
Tel un corps figé dans la pierre, Hasbrin ne bougea pas un doigt, pas un cil. Cette absence de réponse aussi bien visuelle que vocale fut ce qui dérouta le seigneur du crime dont les paumes devenaient moites.
« De tous, Aschenberner est le plus enhardi et le plus déterminé à t'occire. Ses échecs l'ont conduit à écarter une action isolée, comme il le fit plus tôt, et à s'arranger les faveurs de la noblesse et du clergé pour te vaincre. Malheureusement, il n'avait point anticipé que tu t'ancrerais dans le haut monde avec plus d'aisance et de rapidité que lui-même en aurait eu pour mener ses complots à bien. Si son Ordre l'a rejoint dans ses volontés punitives, ses moyens, quoique puissants, sont limités : les querelles entre gens de pouvoir nuisent à ses efforts, et ces querelles existent au sein même de l'Ordre. Ainsi, ses propres alliés comme ses propres confrères rechignent à lever le petit doigt pour t'affronter... Toutefois, cela ne fait que le ralentir. »
Devant le secret du démoniste, Dunkel soupira d'inquiétude. Il voulut joindre ses mains devant ses lèvres pour prendre un air plus posé, mais les chaînes l'en empêchèrent. Son front se plissa. Il inspira.
« Tes pouvoirs mêlés aux miens nous ouvriraient bien des possibilités, fit-il en affrontant son regard vide. Tu cherches à te débarrasser de tes ennemis ? Fort bien, je suis l'outil qu'il te manque. À l'heure où nous parlons, Roderik s'apprête à accueillir en sa place de Furnau des chevaliers et des moines du Glaive et de la Clef. Ils ont coutume de se réunir tous les cinq ans à l'occasion d'un conclave tenu dans l'une de leurs commanderies. Cette réunion, tenue secrète, n'est connue que par les membres du Haut Conseil, qui se compose d'onze ministres et du grand maître. De ce que je sais, Aschenberner ne fait pas partie du Conseil, et il ne s'agit pas du conclave quinquennal, mais d'une assemblée extraordinaire convoquée spécialement pour traiter de toi, aux ides d'octobre. L'importance des soucis que tu causes à leurs intérêts ne fait pas consensus en leur rang. Il s'apprête à exposer à ses maîtres les arguments selon lesquels tu dois être supprimé aux dépens des lois impériales et seigneuriales...
« Je lis dans tes yeux que tu ne me crois point, que tu vois là-dedans un heureux tissu de menteries pour me soustraire à tes tourments. Pourtant, je ne fabule pas : Roderik tient à ce que je prenne part à ce conclave, de telle façon que je puisse convaincre les ministres et leur grand maître de contrecarrer tes plans. Rien cependant ne m'oblige à le faire... Voilà ce que je te propose alors : laisse-moi partir et je m'occuperai pour toi d'enfumer ce terrier de rats... »
Les deux hommes se jaugèrent.
Brisant son silence, Hasbrin cogna quatre fois contre la table. À ce signal, Tilman Bruecke issit par la porte et jeta, sur la table, le surcot de l'Ordre du Glaive et de la Clef, ce même surcot pris sur le cadavre du chevalier qui avait conduit les Italiens et les Thuringeois lors de la bataille de Jena.
« Voici l'affublement d'un des leurs que j'ai occis, annonça crûment le Porteur de Haine. Avant cela, je n'avais point rencontré un seul membre de cette organisation depuis des années, si bien que je l'ai parfois crue dissoute ; d'autres fois l'ai-je même soupçonnée de n'être que le produit de mon imagination malheureuse... Pourtant, ce tabar est là pour me rappeler que tout cela est véridique. Vous êtes nombreux, au-dehors, à désirer mon trépas... Qu'il s'agisse de l'Ordre, des autres barons ou du clergé... Quelle raison ai-je de croire en ta sincérité ?
— Je n'ai qu'une parole, assura posément le baron du crime, reprenant confiance.
— Voyez cet homme qui se vante d'être à la fois maître des ribauds et ami sincère... Quoi que tu en dises, tu m'as abandonné par le passé, alors que je ne représentais rien pour toi. Maintenant que je suis une menace pour ta vie, tu as toute légitimité à te défaire de ma toile. Pourquoi accepterais-je l'offre d'un homme qui sert les intérêts de mes ennemis ?
— Je profite peu de ma collaboration contrainte avec cette société, se défendit Dunkel, nos rapports sont difficiles. Ces chevaliers ordonnent mes actions et se renfrognent quand vient la question de bailler or. Moult de mes pies ont péri lors des missions dont ils me chargeaient – le pillage de la pierre obscure que l'Arber et toi dûtes convoyer avait primement coûté la vie à ceux que j'avais assignés. De fait, les rangs de ma guilde s'amenuisent. Les uns trépassent, les autres fuient... Que ferai-je le jour où mon nid sera déserté de mes oisillons ? Nos intérêts à neutraliser l'Ordre ne sont pas les mêmes, mais ils convergent. Et, j'aime mieux commercer avec quelqu'un d'intelligence aux ambitions souveraines qu'avec un groupe obscur aux aspirations fanatiques... »
Ce compliment laissa Hasbrin indifférent, pour ce que l'intelligence souveraine et le groupe fanatique pouvaient tout aussi bien s'appliquer à l'Ordre qu'à l'hérésie blanche.
« Avec cette livrée, tu pourrais passer pour l'un d'eux et m'accompagner à Furnau, émit-il ensuite.
— Et me trouver dans la gueule du loup afin que tu m'offres à sa meute ? suspecta le sire borgne.
— Je ne tiens pas à subir ton ire. En ta présence, je n'oserais point te dénoncer ou comploter. Je suis de nature audacieuse, mais que tu fasses bouillir mon sang en dedans moi ou que tu me changes en bête malsaine ne me plaît point. »
Hasbrin fit une moue peu convaincue. Il se répéta muettement ce que venait de dire le larron : « en ta présence, je n'oserais point comploter ». Devait-il comprendre par là qu'il ne s'en abstiendrait point dans son dos ? Dunkel était de ces êtres indignes de toute confiance. Il avançait qu'il gagnerait à s'allier à Pein, mais le comte gageait que cette parole n'attendait qu'une surenchère pour se délier.
« Aschenberner n'y verrait que du feu, reprit-il, et la présence d'un tiers chevalier à mes côtés l'arrangerait. Officiellement, je ne suis point censé être au courant de ce conclave, et moins encore y venir. Furnau prend des risques à m'y convier. Vois-tu, l'Ordre obéit à des règles, pareillement à toute société monastique. L'une de ces règles est un serment de silence, par lequel les initiés jurent de ne révéler aucune information concernant leur existence à une personne extérieure. En m'intégrant à ses projets, Roderik a enfreint cette règle et pourrait être chassé de l'Ordre, ou pis encore – il avait failli subir l'opprobre à Strassburg, mais il n'y avait point le Haut Conseil pour prononcer sanction. En venant avec moi sous la vesture d'un chevalier, tu porterais avec lui ce fardeau et lui permettrais de se justifier auprès de ses supérieurs. Il ne te questionnerait pas davantage.
— Il connaît mon visage, et l'œil que j'ai sacrifié au Dieu Noir ne laissera aucun doute.
— Tu garderas ta tête couverte, répondit Dunkel. Plusieurs chevaliers assistent à ces assemblées en harnois, ou portent un masque.
— Soit, soit... Une autre question, toutefois, me retient d'accepter incontinent : que gagné-je à y assister ? Après tout, en étant au fait de ce conclave, il me suffit d'envoyer un ost sur Furnau en m'arrangeant pour que ses portes soient ouvertes et exécuter ces ministres. Furnau est enclavée dans mes territoires, il me serait aisé de trancher d'un coup net toutes les têtes de l'hydre...
— Tu le pourrais, assurément. Hélas, cela compliquerait l'affaire : d'une part, tu n'as rien pour justifier cette guerre par le droit coutumier. Tu ne pourras invoquer la faide, tandis que la prise de Furnau et le meurtre de son seigneur te vaudront la désapprobation de nombreux barons. Or, tu entends justement rallier ceux-ci à ta cause... Par ailleurs, imagine ce qu'il adviendrait si l'Ordre devinait ton piège. Tu as souligné la proximité de Furnau et de Pein – Roderik prévoit certainement déjà une incursion de ta part. Il a peut-être élaboré un moyen d'évacuer les conseillers sans mettre leur vie en péril. En acceptant mon offre, tu t'octroies la chance d'infiltrer leur cercle et de prendre part à l'organisation de leurs offensives contre toi-même. Tu souhaites t'enquérir de toutes les connaissances à leur sujet... Il n'y a pas de meilleure façon de les obtenir.
« De surcroît, une idée me vient : en sachant la position de faiblesse dans laquelle se place Roderik vis-à-vis de ses maîtres en me faisant prendre part à ce conclave, ce serait l'occasion pour toi de lui faire défaut. En le dénonçant devant ses supérieurs, tu lui ôterais tout crédit et renforcerais ta cause. L'Ordre entend se garder de toute ingérence dans les affaires seigneuriales... Si le chevalier qui t'accuse de sorcellerie est humilié devant le Haut Conseil, icelui serait tenté de croire que tu n'es rien de plus qu'un hérésiarque. Tu n'es pas le premier à soulever le peuple et les chrétiens, et tu ne seras pas le dernier.
— Si Roderik a su convaincre ce Haut Conseil de tenir un conclave en sa demeure, les ministres et le grand maître ne changeront pas d'avis à mon sujet pour une infraction à leurs règles, avisa Hasbrin. Je doute fortement qu'Aschenberner soit le seul à avoir signalé ma présence. Tout cela n'est pas aussi simple que tu le suggères.
— C'est une erreur de sous-entendre ma perfidie, Christof. Tu ne...
— Cesse, malheureux, le coupa sèchement le sorcier. Défais-toi de ce tutoiement et appelle-moi par mon vrai nom. »
Le Porte-Haine glaça son otage en le perçant de son œil unique. La saute d'humeur avait fait vaciller les murs – les paroles manipulatrices du maître des larrons évoquait à Hasbrin l'Aspicientis, et cette similitude l'énervait. Dunkel se tendit.
« Tu es dorénavant mon hôte. Aux ides d'octobre, nous irons tous deux à Furnau.
— Dois-je comprendre que notre commerce est conclu, messire ?
— Tout dépendra de la suite des choses. Je me travestirai en l'un de ces chevaliers, et nous suivrons ton idée... pour commencer. »
Hasbrin ordonna à Tilman de mener leur invité dans une chambre en un point élevé du donjon et d'assigner une garde permanente à sa porte verrouillée. Le terme « hôte » était un euphémisme pour ne pas dire « otage ». Dunkel fut averti qu'il serait convenablement traité, mais qu'à la moindre tentative d'évasion, le comte lui réserverait une place dans les cachots.
C'était le neuf octobre. Cela laissait six jours au Sire En Blanc pour concevoir un plan afin de faire table rase du Glaive et de la Clef. Comme le lui avait rappelé le Lübeckois, il ne s'agissait pas seulement d'éliminer le Haut Conseil pour porter un coup fatal à l'Ordre, mais aussi de faire en sorte que tout cela se passe dans le plus grand des silences, que nul ne sache le drame qui se jouerait à Furnau. Étouffer les cendres ardentes.
« Une fois que le glaive sera rompu, mon Roi, il ne vous restera plus qu'à vous pencher pour ramasser la clef et ouvrir les ultimes portes jusqu'à votre trône », lui chuchota le moine ténébreux le soir venu.
* * *
Ludwig se perdait dans ses émotions partagées pendant qu'il progressait dans les paragraphes hantés de son maître. Le témoignage hasbrinien recelait de pesants mystères qui se révélaient à qui avait la force de poursuivre cette lecture difficile.
Pensé comme un avertissement lancé au monde par son auteur, ce livre était la preuve d'une vie épouvantable et semée d'embûches. Quoique le sire de Pein eût pour prime souhait que la mémoire du parricide fût haïe, le lecteur curieux qu'était Ludwig ne put s'empêcher de ressentir une forme d'admiration pour le sorcier.
Compte tenu des épreuves qu'il avait traversées, le sort qui était celui du baron déchu lui parut injuste. Certes, le Sire En Blanc avait été à l'origine de carnages et d'ignominies sans nom ni nombre, mais il avait aussi offert de sa grandeur au monde. Combien de vies avaient été changées à l'annonce de son avènement ? Les hommes et les femmes qui avaient abandonné tout bien pour lui offrir leur vie l'avaient fait avec un profond désintérêt. Il avait incarné pour des générations l'image d'un messie. Certains l'avaient qualifié de tyran, mais l'avait-il été plus que d'autres monarques ?
La haine qu'il vouait au monde n'était que le reflet de celle qu'il se vouait. Bien sûr, le valet avait déjà eu cette pensée à propos de son maître. La découverte plus en détails de ce qui avait créé la figure de Hasbrin l'incitait à développer, à préciser cette pensée à son sujet. Hasbrin était le fruit d'une succession de malheurs. La violence, l'isolement, la trahison, l'enfermement ; ces horreurs avaient été les parentes du comte. Icelui se dissociait de cette filiation ou bien en l'exprimant, devenant le héraut des noirceurs humaines, ou en la réprimant, s'attachant aux valeurs naïves de l'amour, que ce fût celui d'une femme, d'un homme ; celui d'un amant, d'un ami ; celui d'un être réel ou d'un fantasme.
Une pénible existence passée à lui chercher un sens qui lui faisait défaut.
[...]